Les controverses entre François Bordes et Lewis Binford sur l’interprétation des différents facies du Moustérien ont été un élément déterminant du développement de la technologie lithique, aussi bien en France qu’aux USA. Dans les deux pays, la variabilité des industries constituait le problème central. Mais, dès l’origine, les voies empruntées ont divergé et trente ou quarante ans plus tard, le fossé n’est pas comblé. Dans la lignée de la «New Archaeology » , la diversité des industries fut appréhendée en Amérique du Nord dans les années 1970-1980 par la recherche de théories explicatives «de rang moyen » , élaborées à partir de référentiels ethnographiques. Celles-ci mettaient en jeu à la fois des contraintes (matières premières, mobilité, etc.) et des notions d’optimisation dérivée de la «Optimal Foraging Theory » . Les facteurs de variabilité alors proposés, souvent appuyés sur des données quantitatives, sont transculturels et le plus souvent liés aux conditions environnementales. Dans les mêmes années, les chercheurs français s’attachaient au contraire à développer des outils analytiques permettant de saisir toute la variabilité des industries, de leur conception à leur production. La distinction entre «technique » et «méthode » , et l’actualisation d’un projet au travers du concept de «chaîne opératoire » , conduisent de façon logique à mettre en exergue «l’intention » de l’artisan et à rechercher ses objectifs techniques, dans une approche fondamentalement qualitative. L’intentionnalité, concernant des groupes et non plus des individus, se retrouve par la suite dans l’élaboration de concepts fondés sur la notion de stratégie : stratégie de débitage, économie des matières premières. C’est là sans doute, au début des années 1990, le premier rendez-vous manqué entre technologie lithique française et nord-américaine. Rejetant le déterminisme écologique primaire des premiers modèles interprétatifs, plusieurs courants nord-américains («Behavioral Chain » , «Design Theory » , «Organization of Technology » ) postulent que les choix techniques sont des compromis entre objectifs et contraintes, rejoignant les approches «cognitives » développées parallèlement en France. Ces courants seront en fait peu suivis, tandis que, dans les mêmes années, plusieurs concepts émergent simultanément de part et d’autre de l’Atlantique : connaissances et savoir-faire, transmission et apprentissage, variabilité individuelle. Mais, là-encore, la rencontre sera éphémère. Les chercheurs français valideront une perspective essentiellement culturaliste en s’appuyant sur la transmission des techniques, tout en donnant un formidable essor aux approches techno-économiques et techno-sociales par l''inscription de la chaîne opératoire de production dans l’espace. Mais ces approches très fructueuses ne se réfèrent pas à une théorie explicite et n’ont pas de nom, pas d’étiquette. Ce qui explique sans doute une des raisons de leur échec dans les pays anglo-saxons. Car celles qui s’y développent, à partir des mêmes notions qu’en France, sont clairement labellisées : la «Behavioral Archaeology » s’appuie sur la transmission intergénérationnelle des connaissances, sur la «behavioral chain » (concept plus large que la chaîne opératoire) et sur la notion de stratégie («design » ). La «Practice Theory and Social Agency » s’appuie, quant à elle, sur des concepts forgés par des sociologues français (Bourdieu, Lemonnier) et sur les données de fouilles françaises (Pincevent, Verberie, Étiolles) pour tenter de démontrer que l’on peut effectivement individualiser des «agents » et leur «agentivité » . Le concept de transmission est également central dans les différents courants récents d’archéologie évolutionniste, qu’il s’agisse de la «Dual Inheritance Theory » fondée sur la théorie Darwinienne, de la «Human Behavioral Ecology » ou du courant «Organization of Technology » . Si ces deux derniers courants sont beaucoup plus proches de la sensibilité et des préoccupations françaises, ils s’en distinguent par le souci de validation des propositions, par des approches quantifiées et par l’importance de la notion d’optimisation. En conclusion, le manque de références théoriques explicites dans les approches françaises apparaît rédhibitoire pour nos collègues anglo-saxons. Mais le manque de dialogue repose plus encore sur les méthodes et les objectifs. Dans les pays anglo-saxons, la recherche de modèles interprétatifs vise toujours, in fine, à faire émerger des régularités transculturelles, appuyées, dans toute la mesure du possible, sur des modèles formalisés, de préférence quantifiés. En France au contraire, où les diagnoses sont plus qualitatives, les recherches ont longtemps eu comme visée essentielle de montrer la singularité de chaque trajectoire (pré) historique, en se défiant de tout déterminisme simple. La dichotomie d’origine entre interprétations fonctionnelles et culturelles, entre approche hypothético-déductive et approche inductive, reste une structure pérenne que sous-tendent, encore aujourd’hui, de véritables traditions scientifiques divergentes.