Abstract
Le concept d'épistémicide - créé par Boaventura de Sousa Santos et développé dans ses liens avec la suprématie blanche par Sueli Carneiro - décrit l'éradication systématique des savoirs du « tiers-monde » par la science occidentale. L'épistémicide et le génocide sont deux éléments fondamentaux et inséparables du processus colonial. L'Europe n'est pas épargnée par un tel désastre : la chasse aux sorcières a aussi fait partir en fumée des systèmes de connaissances complexes. L' onguent des sorcières - tant cité dans les procès de sorcellerie européens - était une préparation destinée à être appliquée sur la peau et les muqueuses du rectum ou du vagin pour générer des états altérés de conscience. Dans le débat scientifique sur cet onguent, un certain nombre d'auteurxs discréditent la présence de cultures chamaniques pré-chrétiennes dans l'Europe du XVe siècle (Clifton 2019, Ostling 2016). Des historienxs et botanistexs assurent que les plantes du genre Datura - d'origine américaine, le nom vient du sanskrit dhattūra et la fleur est associée à Shiva -, présent dans de nombreuses recettes d'onguents, n'ont pas pu être utilisé en Europe avant la colonisation d'Abya Yala (Geeta 2016, Hatsis 2015). Pourtant, des sources indiennes, arabes, persanes et andalouses confirment l'hypothèse de l'arrivée de cette plante sur d'autres continents avant la colonisation. Mais le monde universitaire semble en difficulté lorsqu'il s'agit de mener des travaux de recherche transdisciplinaires prenant en compte des sources non eurocentrées, comme nous l'avons constaté dans notre processus de recherche - contrairement à l'arrivée de la patate douce avant la colonisation d'Abya Yala, laquelle est bien documentée (Brand 1971, Roulier 2013). Le fait qu'il n'existe pas de continuité rituelle pour l'utilisation de ces plantes dans la culture européenne contemporaine ne confirme pas l'absence de ces pratiques, mais ouvre un champ à reconstruire, traversé par des tabous, des silences et des secrets, producteurs d'ignorance. La Datura stramonium sont un exemple parmi d'autres de plantes et pratiques chamaniques ayant été « déconsidérées ». Une histoire de manipulation du savoir : d'une utilisation rituelle, elles ont été réduites à un usage toxique ou une fonction ornementale. Dans le cadre de ma thèse arts-sciences, nous avons développé une « crème pour voler » au sein de la société de biotechnologie Genialis à Henrichemont (Cher). Cette société œuvre, entre autres, pour une chimie plus écologique qui conserve les propriétés organoleptiques (stimuli sensoriels) des principes actifs et améliore la biodisponibilité (type d'absorption) des préparations. Pour faire les émulsions, les tensioactifs sont remplacés par du mouvement ainsi que des hautes et basses fréquences sonores. La force physique conjuguée du son et du mouvement transforme la matière et semble embrasser des dimensions à la fois ésotériques et scientifiques. Développée en collaboration avec les chimistes Nicolas Poupard et Aurélie Amilien, notre crème est une réactualisation non-hallucinogène de l'onguent des sorcières. Il s'agit d'une préparation pour la sécheresse vaginale, les muqueuses oubliées, les néo-vagins des femmes trans, ceux asséchés par la ménopause, la chimiothérapie, les médicaments, les traitements hormonaux. Autant de problématiques que l'industrie pharmaceutique qui n'aborde qu'en uniquement en les considérant comme liées aux rapports sexuels, en ne proposant que des lubrifiants. Une crème pour lever le silence qui pathologise notre plaisir. Tenant compte des problèmes de microcirculation, si semblables à ceux qui contribuent aux troubles de l'érection, notre crème contient des plantes qui l'améliorent comme l'achilléé millefeuille et le myrte, des plantes régénérantes comme la rose de Damas et des aphrodisiaques dits « féminins » qui - est‑ce un hasard ? - sont les épices les plus chères de la planète : le safran et la vanille. Des plantes locales entrent alors en synergie avec des plantes voyageuses. Trait après trait, les végétaux narrent leur instrumentalisation et leur oubli. Alors que la forêt avance vers la catastrophe, la « crème pour voler » renaît de ses cendres pour refaire exister des savoirs passés. Non sans évoquer un univers psychédélique, l'article attire l'attention sur des savoirs ensevelis, féminisés, au centre de nos corps.
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