Abstract
Au Maroc, durant la période des « années de plomb » (1956-1999), caractérisée par l’intensité de la répression par le pouvoir royal contre toute opposition politique ou sociale, le pays a abrité plusieurs centres de détention secrète. Parmi eux, il y a l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif à Casablanca qui fonctionna de 1959 à 1991. Durant plusieurs décennies, ce site secret pièce maîtresse du système répressif a séquestré, torturé, tué, des militants politiques, syndicaux, étudiants mais aussi des anonymes. Après la mort du roi Hassan II en 1999, une littérature carcérale en langue française et arabe a permis de divulguer et d’informer sur les conditions de détention dans ces lieux. À son accession au trône en 1999, le nouveau souverain Mohammed VI établit en réponse aux mobilisations de groupes de défense des victimes et des droits humains, deux instances. D’abord la Commission indépendante d’arbitrage en 1999, visant à identifier et à indemniser les victimes et ayants droit de la disparition forcée et de la détention arbitraire. Puis l’Instance équité et réconciliation (IER) chargée d’établir la vérité sur les faits et sur les violations des droits de l’homme commises à l’encontre des opposants sur une période circonscrite entre 1956 et 1999, dans l’objectif d’indemniser des victimes, d’analyser les causes institutionnelles des violations des droits humains et de proposer des réformes pour prévenir leur répétition. Ce contexte de réconciliation nationale permet alors l’émergence de commémorations dans l’espace public, interdite jusqu’alors. En mars 2000, le Forum Vérité Justice (FVJ) rassemblant différents groupes de victimes ayant subi la répression organisa un rassemblement de près de 1 500 personnes devant l’ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif (CDS-DMC) afin de réclamer sa transformation en musée, amorçant le processus de patrimonialisation. Dans les années qui suivirent, la patrimonialisation se poursuit ensuite par le haut, par le biais d’une mobilisation d’institutions publiques, de politiques, d’experts, d’associations, d’artistes. À partir d’un terrain exploratoire, cet article analyse le processus de patrimonialisation de l’ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif qui mobilise depuis plus de deux décennies, plusieurs acteurs associatifs et institutionnels enclins à sa préservation et à sa transmission. En 2023, où en est le processus patrimonial ? En s’appuyant sur l’exploitation de récits de détenus sous les « années de plomb » ; d’articles scientifiques ; de documents écrits ou d’enregistrements de conférences en lien avec la problématique traitée, mais aussi d’observations sur le terrain et de plusieurs entretiens semi-directifs conduits en 2023, je reviens sur trois temporalités. La première concerne la mise en place d’anciens centres de détention secrète dans le royaume marocain post-indépendant permettant de saisir cette période douloureuse, honteuse et peu valorisante de l’histoire nationale. La deuxième revient sur la temporalité de la mobilisation. Faute d’un investissement possible à l’intérieur de l’ancien CDS-DMC, les actions ont été conduites, exclusivement dans l’espace public, et de façon éphémère et modeste. La troisième revient sur la patrimonialisation bloquée par la non récupération du bâtiment ayant abrité l’ancien centre de détention secrète, empêchant de l’investir pour le moment d’une fonction muséale et y favoriser la préservation de la mémoire et l’éducation des générations futures. La mise en valeur du CDS-DMC demeure un enjeu mémoriel important face au désintérêt des autorités et des détenteurs du pouvoir. D’autant plus que la mobilisation des anciens détenus politiques des années 2000 s’essouffle avec l’avancée dans l’âge. Ainsi, en l’absence de volonté politique d’aller au bout de la recommandation de l’IER de transformer le site en un projet de préservation de la mémoire, l’ensemble des personnes ayant côtoyé de près ou de loin le CDS-DMC relèvent de « la mémoire empêchée » (Ricoeur, 2000, p. 83), empêchant que le travail et devoir de mémoire puissent se faire entièrement.
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